Louis Solo Martinel

Litteratures francophones, Lafcadio HearnThéâtre

Paul Claudel, lecteur de Lafcadio Hearn

En guise d’introduction

Les très anciens comme les plus récents spécialistes de l’oeuvre magistrale de Paul Claudel gomment souvent la trace de l’écrivain voyageur Lafcadio Hearn dans, ce qu’ils nomment, la genèse poétique du poète ambassadeur. La doxa autorisée ne se contente pas d’ignorer l’auteur greco-irlandais - qui, certes, n’est pas dans la pléiade des influences formatrices, séminales, théologiques, mais en index des noms et titres des oeuvres complètes et au catalogue de la bibliothèque de l’auteur français - elle réduit aussi l’estime de Claudel envers Hearn, aux notes glissées en raccourci, ellipse, avec ironie affectueuse, àlinspiration dans son Journal, sa Prose et sa Correspondance diplomatique. Figurer en index et au catalogue ne constitue pas un argument. On replongera dans le Claudel des textes et des études. On remontera Hearn aux yeux d’une doxa convertie qui l’éclipse. On insistera sur les thèmes et les motifs communs aux deux auteurs. On découvrira la poétique cordiale par laquelle l’auteur de LArt poétique nomme l’auteur de Kokoro : « Figure de déséquilibré, du visionnaire, poète, voyant, mal voyant », l’élève et le révèle à façon : « Muse iridescente ». On identifiera lironie affectueuse à la parenthèse (rires) qui ne s’entend pas mais qui authentifie la couleur et l’accent des propos d’un Claudel plein d’humour. Ne dit-il pas caché l’estime du coeur ? Comment rétablir cette considération aux yeux des claudéliens ? Comment établir ce que l’on espère pouvoir appeler, la trace hernienne ? Paul Claudel, lecteur de Lafcadio Hearn est une piste audacieuse, difficile mais pertinente en pleine période commémorative autour des deux auteurs les plus connus, adorés, honorés au Japon. Pourquoi cette vénération ? Notons, au coin du hasard objectif, que Claudel commence son Journal en 1904, année de la mort de Hearn, et il se termine naturellement en 1955, année de sa mort.

La genèse poétique de Paul Claudel est complexe comme , pour reprendre la formule classique des surréalistes. Au témoignage, le jeu hallucinant et fabuleux des sous-titres métaphoriques des deux magistraux volumes de la thèse de Didier Alexandre : Genèse de la Poétique de Paul Claudel « Comme le grain hors du furieux blutoir »[1], Paul Claudel, du matérialisme au lyrisme«Comme une oie qui clabaude au milieu des cygnes»[2].

Vivre et/ou revivre la diversité générique et la multiplicité génétique de Paul Claudel est une sacrée aventure. Remonter l’oeuvre ; itinéraire original et source vitale, langue originelle et lait maternel, graine végétale et semence animale, lecture abyssale et expérience laminaire, dialogue d’initiés et bavardage initiatique ; est aussi un jeu complexe de tris, de tamis, de cris au coeur d’une crise personnelle et spirituelle. Claudel part et parle de toutes ces sources multiples comme autant d’influences formatrices, séminales, théologiques.

Dégager la trace hernienne dans l’oeuvre de Claudel est rude, surtout quand on n’est ni spécialiste, ni passionné de sources multiples et de sommes massives claudéliennes. L’auteur est silencieux, passager, léger, elliptique sur cette trace. Nous sommes alors réduits aux simples hypothèses et exposés à la sévère doxa officielle.

Suivons alors, la traçabilité ascendante des thèmes de Paul Claudel depuis ses multiples dispersions jusqu’à l’iris : fil de La tisseuse céleste, culte dAmaterasu, lumière éclatante de La lampe, La lanterne, La porcelaine, sonorité vibrante de La cloche d’où jadis s’échappa Le soulier, tragédie cosmique de La voix lactée (Tanabata) d’où coule Linfranchissable lait qui sépare et sacrifie Les deux amants stellaires.

Claudel elliptique de Hearn

Claudel ne cite pas Hearn dans ses longues listes d’auteurs qu’il établit dans Journal, Prose, Correspondance,   Listes d’une taxinomie redoutable, mais douteuses du temps, n’étant pas exhaustives, elles rallongent, raccourcissent du matin au midi extrême-oriental, de l’après-midi au soir anglo-saxon, en fonction des lectures, découvertes et voyages du poète-ambassadeur. On trouve une première liste classique, plutôt européenne, très française, assez précise (date, âge) « Les livres qui ont influencésur ma formation littéraire »(J1, p.643-644). D’abord les romans de Victor Hugo (12 ans), Goethe (16 ans), Flaubert, Leconte de Lisle, Baudelaire (18 ans). Puis Rimbaud, en 1896 qui cause le bouleversement (désir de fuite et de voyages) et indirectement la conversion. Et, Shakespeare, Eschyle, Dante, Virgile, Horace, Sénèque, les tragiques, classiques latins, Dostoïevsky, Bossuet. Plus tard en 1900 Suares, Pindare. Sa formation religieuse doctrinale commence par la Métaphysique d’Aristote se termine avec les Sommes de Saint Thomas d’Aquin. Enfin, Mallarmé, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Schwob, Renard, …

On trouve une seconde liste très anglaise dans le discours Un après-midi à Cambridge (Pr, p.1321)qu’il prononce lors de son honoris causa. Il rend hommage aux écrivains anglais en ces termes passionnants «…lamour que jai eu toute ma vie pour la poésie et pour toute la littérature anglaise, qui fut toujours pour moi un champ infiniment profitable et délectable dexploitation et dentrainement. Je ne puis les comparer, à ce point de vue, quaux deux grandes littératures dAthènes et de Rome. »(Pr, p.1324). Shakespeare tout de suite. Puis, Milton, Keats, Coleridge, Tennyson, Coventry, Patmore, Thompson et un peu Blake, Shelley, Rossetti, Browning. Ensuite des auteurs lus dans ces fameux clubs de ports, Kipling, Conrad, Poe, et, moins connus Wells, Benett, Benson, Hardy. Ses longs séjours en Amérique, en Chine, au Japon, en Indochine sont imprégnés de livres anglais restés ouverts dans sa mémoire «comme salés avec le sel des sept mers. »(Pr, p.1325). Hearn aurait pu alors y être intégré.

Hearn oubliédes claudéliens

Survolons plusieurs générations de claudéliens. Ceux de la première heure comme Raymond Jouve qui en 1945 publie Comment lire Claudel [3], petit manuel destiné aux étudiants de France. Puis, Jacques Petit, fondateur en 1964 de la Série Paul Claudel dans La revue des lettres modernes et ses brillants collaborateurs qui ne mentionnent pas Hearn, ni dans le tout premier numéro Paul Claudel, quelques influences formatrices [4], ni dans la longue série qui suivra. Le dernier numéro (19) paru en 2005, Paul Claudel, théâtre et récit [5], malgré la présence de nouvelles plumes, Exit Hearn ! Didier Alexandre dans ses ouvrages cités plus haut, confronte en la théorie de la co-naissance de Claudel, thomisme, matérialisme, spiritualisme, positivisme contemporain qui formulent sa poétique absolument moderne. Le dialogue incessant avec les philosophes Aristote, Saint Thomas d’Aquin, Taine, Kant, Schopenhaueret les écrivains contemporains fait le livre. Aucune remarque sur Claudel, sinistre et cynique, regrettant Hearn, se disant disciple de Spencer. Dominique Millet-Gérard qui s’attache à l'imprégnation biblique, liturgique, à la grandeur d'un art chrétiende l'écriture claudélienne, dans Étude d'esthétique spirituelle[6], et Claudel thomiste ? [7], ne cite pas Hearn non plus. Shinobu Chujo et son équipe de spécialistes dans les travaux Poétiques et esthétiques, XXe-XXIe siècle [8], propose une chronologie quotidienne du passage de Claudel au Japon. Des informations et connaissances du poète diplomate aux archives ministérielles françaises et japonaises, des oeuvres aux extraits de presse, tout converge pour révéler son questionnement du Japon spirituel à travers hommes, traditions, temples, jardins bouddhiques. Hearn, ici encore est passé sous silence, sinon pour rappeler encore l’ironie amère de Claudel « Les quelques objets ayant appartenu à linfortuné Lafcadio Hearn mont spécialement intéressé. »(C.D, p. 319). Et pourtant, précédent Claudel, Hearn fit les mêmes pas exotiques, eut le même frisson religieux à Yokohama, Matsue, Nikko, Tokyo, Kyoto, …Les travaux de Moriaki Watanabe plutôt en japonais et sur le No, Kabuki, concernent moins Hearn. De même que les travaux de Hourriez, Macé, Kaes, …qui sont des perspectives qui se limitent, s’ouvrent, se referment à Claudel.          

 

Retrouver Hearn

Face à l’oubli, heureusement, certaines voix parlent de cette trace hearnienne et tentent enfin de la remonter. Ainsi, nous avons relevé les deux travaux de Gilbert Gadoffre. L’article Claudel et Lafcadio Hearn dans Studies in Modern French Litterature [9] et l’ouvrage lUnivers chinois [10]Sukehiro Hirakawa revient sur la question dans les revues qu’il dirige, Japan in comparative perspective, Japanese Culture in comparative perspective [11]et dans son livre À la recherche de lidentité japonaise, le shintô interprété par les écrivains européens[12]. Il y consacre, alors, Le pays de Kami, le Japon de Hearn et Claudel, Du Japon exotique de Loti au Japan spectral de Hearn, trois chapitres pour aborder la trace hearnienne chez Claudel et comparer leurs pas exotiques et frissons religieux. Antoinette Weber-Caflisch approche les thématiques de La cloche, La lampe dans deux études sur le Soulier de satin de Claudel, Edition critique et Dramaturgie et Poésie, essai sur le texte et l'écriture, publiées par les Annales littéraires de luniversitéde Besançon en 1987 [13]. Et citons enfin un article de James Lawler, Poésie et vibration : «La Cloche »de Paul Claudel publié dans Revue dhistoire littéraire de la France en 2004 [14].

Pour retrouver Hearn dans Claudel, remontons les oeuvres de Hearn qui comportent des thèmes chers à Claudel et démontrons l’influence éventuel du premier sur le second. Une belle aventure audacieuse qui casse les poncifs. Hearn publie en 1887, Fantômes chinois contenant (L’âme de la grande cloche, La légende de la tisseuse céleste, Lhistoire du dieu de la porcelaine), des légendes qui ont sans doute retenu l’attention de Claudel qui publie en 1905, Connaissance de lEst contenant (La cloche, La délivrance dAmaterasu). L’avancée de nos recherches ne nous permet pas d’apporter plus de précisions. Notre base probante et probable demeure l’oeuvre de Claudel (note, journal, texte, …). Ce qui est sans doute plus fiable aux yeux des claudéliens.

Deux livres de Hearn sont répertoriés au catalogue de sa bibliothèque : Gleanings in Buddha-Fields, Leipzig, Tauchnitz, 1910, 286p., (découpé sauf quelques pages) et Kwaidan, Leipzig, Tauchnitz, 1907, 255+32p. (découpé) (Catal, p.73). Il semblerait qu’il ait lu entièrement Kwaidan et partiellement Gleanings.

La note du J1 concernant Spencer laisse à penser qu’il ait aussi lu Japan, An Attempt at interpretation et quelques livres cités plus bas, manifestes de la grande passion entomologique de Hearn. Sinon, comment peut-il le savoir ?

La note du C.D concernant l’exposition de 1924 en l’honneur des étrangers de l’ère Meji chez le Marquis Okuma, nous apprend qu’il s’est particulièrement intéressé aux objets de Hearn. Lesquels ? On n’en saura pas plus.

Tout ceci, si infime soit-il, participe à la constitution d’une trace hearnienne.

 

Les approches (Portrait-Figure-Choc-Recul)

Figure du déséquilibré et du visionnaire

Avons-nous encore besoin de mots plus puissants poétiquement ? Le poète se fait voyant, visionnaire. Des termes qui nommèrent les poètes maudits, Rimbaud, Verlaine. Par une attitude poétique, le poète-ambassadeur nomme à son tour l’écrivain-voyageur Hearn, l’élève ainsi, non pas, au rang d’influence formatrice, selon ses termes, mais d’influence inspiratrice, selon nos termes. La conférence de Cambridge est assez significative. Nous avons vu sa déclaration d’amour et sa seconde liste d’auteurs de langue anglaise (connus ou pas), venus des quatre coins. Hearn n’est point nommé. Claudel a pu certainement lire ses livres. « Les bibliothèques des clubs de ces grand et petits ports étaient admirablement bien fournies en ouvrages dhistoire, voyages, mémoires, critique, et naturellement en roman, le roman qui est l’éclat dominant de votre Muse iridescente »(Pr, 1324).

 

Muse iridescente !

Claudel n’attribue pas ce beau titre honorifique et poétique directement à Hearn, mais il lui convient parfaitement. Il est pertinent pour la poursuite de la traçabilité ascendante des thèmes de Claudel depuis ses multiples dispersions jusqu’à l’iris de l’oeil mutilé de Hearn.

« Lafcadio Hearn borgne et ne voyant de lautre quavec des lambeaux de rétine. »(J1, p.88), cette remarque de 1909 et la note de 1922  « Portrait, l’étrange figure de Lafcadio Hearn, avec son oeil unique, dilaté, son nez avide et démesuré, son oreille plus basse que laile du nez. Figure de déséquilibré et de visionnaire. »(J1, p.543) permettent de comprendre l’importance et l’affection qu’il accorde au portrait physique. L’odieux est en fait une ironie affectueuse. Claudel insiste sur l’infirmité(iris dilaté, cornée abîmée, orbite démesuré, lambeaux de rétine). L’oeil mutilé prend toute la place dans de courtes notes, portraits en raccourci. Il le déclare, aveugle, mal voyant, borgne. Pourquoi ? Pour mieux apprécier de lui, le déséquilibre porteur, la projection fulgurante. La dislocation du visible et donc du réel, donne accès à l’au-delàdu visible donc l’invisible. Rimbaud, influence séminale, ouvre le bagne par le rejet de l’ordre réel scientifique, philosophique, poétique. Fissure rimbaldienne que l’auteur du Dernier salut àRimbaud, affectionna pour s’être évadé du bagne matérialiste, en 1886, avec Une saison en Enfer. Hearn, aurait pu être l’autre dérèglement des sens, l’autre vision. Les personnages (Violaine, Pensée) de Claudel sont victimes sacrificielles de la même blessure dévorante, mutilation fantasmatique de l’oeil. Alors l’oeil s’empare des fonctions des autres organes, Loeil écoute, et ceux-ci remplacent l’oeil, on regarde avec le coeur.

 

Recul réactif devant l’oeil rétractif 

Pierre Brunel, grand spécialiste de Claudel ne mentionne pas non plus Hearn, il présente la rencontre Claudel/Poe comme un choc marquant [15]. Claudel découvre Eureka en 1903, le poème Leonainie, en 1904. Ambassadeur à Washington, il visite la maison de Poe, en 1920 et traduit Ulalume. L’influence formatrice de Poe ne fait pas l’ombre d’un doute ni d’une dispute. Claudel mentionne plusieurs fois son importance dans sa formation littéraire. Ce que nous découvrons est hallucinant. Phénomène étrange, l’attitude poétique d’approche est identique pour les deux conteurs Poe et Hearn. Claudel observe longuement la photographie de Poe avant d’en faire ce portrait en raccourci dans son journal intime inédit : «Photographie de Poe (29 ans), avec dadmirables yeux noirs brillants. On se rend compte quelle chose fragile et dangereuse est le génie. »[16]. On retrouve la même ironie affectueuse, le même sentiment qui manifeste un certain recul dans un premier temps. Ce que Pierre Brunel appelle joliment « ce murmure de frayeur »[17]. C’est donc cette même approche poétique, ce choc marquant identique, ce recul réactif semblable qui nous fait émettre l’hypothèse que les deux conteurs ont été appréciés à façon.

 

Les disciplines  (philosophie, religion, science)

Si Hearn, du point de vue physique, esthétique, poétique, thématique, a, un temps, retenu l’attention de Claudel, l’entente intellectuelle semble être compliquée sur le plan philosophique, théologique, scientifique. Claudel s’est assuré d’une formation intellectuelle auprès des solides thèses de Saint-Simon et a trouvésa rigueur scientifique dans la philosophie positiviste du disciple de celui-ci, Auguste Comte. Les sommes de Saint Thomas d’Aquin, l’étude assidue de la Bible, lui fournirent ses principes religieux. Hearn se réfère fréquemment aux théories évolutionnistes de Herbert Spencer pour consolider sa pensée non-conformiste : «I venture to call myself a student of Herbert Spencer; and it was because of my acquaintance with the Synthetic Philosophy that I came to find in Buddhist Philosophy a more than Romantic interest. » (W, An attempt at interpretation, 1905, p.199). L’aventure intérieure de Hearn oscille entre science et religion. Il frappa aux multiples portes de la science (géologie, entomologie, ethnologie, astrologie), sa curiosité l’amena aux séances de spiritisme et d’occultisme, de vaudou aux états-unis. Il entreprit des lectures très sérieuses et profondes (Darwin, Taine, Comte) sans pour autant en avoir la maitrise, mais son grand maitre reste Spencer. Claudel n’avait donc pas Hearn en odeur de sainteté.  Ironique par cette sinistre métaphore dans une autre note de son Journal : «Le pauvre poète Lafcadio Hearn pris dans Herbert Spencer comme un papillon entre deux pages dun manuel. »(J1, p.91) Claudel use des termes dures (pauvre/pris/papillon) probablement pour faire allusion aux études approfondies entomologiques de Hearn. Citons Butterly Fantaisies dans American Miscellany, N-Y, 1878, Insect Politics dans Editorials, Boston, 1878, Insect Civilization dans Item, 1881, Abouts Ants dans Time Démocrat, 1882 et ajoutons pour sa période japonaise Insect Literature, Insect and Great Poetry, Semi, Kusa-hibari et bien d’autres textes parus dans plusieurs ouvrages Kwaidan, Japanese Miscellany, Shadowings, Exotics and Retrospectives, Unfamiliar Japan. (W)

L’autre distance entre Claudel et Hearn est certainement la religion. Pas le frais frisson religieux, mais la vraie foi. Si Claudel l’intrépide croyant, converti, convaincu, parle de la révélation du noël 1886, à Notre Dame, comme un coup de foudre porté à sa vie, Hearn, sensible au doux frisson religieux devant les lieux sacrés, n’est ni soulevé, ni ébranlé par la foi. Au témoignage, cette scène entre lui et un moine bouddhiste. (W, My first day in Orient, p.19)

 

- Are you a Christian ?

- No

- Are you a Buddhist ?

- Not exactly

- Why do you make offerings if you do not believe in Buddha ?

- I revere the beauty of his teaching, and the faith of those who follow it

- Are there Buddhists in England and America ?

- Well !  There are, at least, a great many interested in Buddhist philosophy

 

Les thématiques (Cloche-Lampe-Soulier-Fleuve)

De la cloche au Soulier de Satin

Lors de son allocution au gala organisé en 1944, par Marie Bell, à Paris, Claudel avoue sans donner des précisions : «Le sujet du Soulier de Satin, cest celui de la légende chinoise, des deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à saffronter, sans jamais pouvoir se rejoindre, dun coté et de lautre de la voie lactée. Ainsi Rodrigue et Prouhèze séparés par une volonté supérieure que les Anciens auraient appelée le Destin, mais qui na rien perdu de son mystère en devenant un sacrement : ce sacrement, qui est, nous dit saint Paul, le grand sacrement, et quon appelle le mariage. De cette volonté les deux amants sont à la fois les victimes, les adversaires et les complices. Prouhèze essaye de rejoindre son amant, mais cest une aile rognée ; elle a donné son soulier à la vierge. () Toute lidée de la pièce repose sur lidée du sacrifice () » (Th.2, p.1298). L’imprécision se dédouble, se multiple, se répète, se précise. En 1946, en introduction des lithographies d’Emilienne Milani composées sur les thèmes de la Cantate à trois voix, il confirme par cette curieuse boutade : «Jadis des pages de je ne sais quel roman feuilleté dans un club dExtrême-Orient, il s’échappa un soulier qui devient vingt ans après le soulier de satin »(Po., p.1089). Il ne sait plus le livre, l’auteur, le lieu. Cependant, on peut admettre, comprendre qu’un écrivain et lecteur aussi volubile, un diplomate puis ambassadeur aussi occupé, un voyageur en déplacement permanent, puisse ne pas retenir, reconnaitre, citer toutes ses sources proches et lointaines. Mais quand il s’agit du magistral Soulier de Satin, on peut se poser des questions. Claudel ne précise pas non plus ses sources de La Cloche et La délivrance dAmaterasu dans Connaissance de LEst.

Gadoffre, le premier et après Weber-Cafflish et ensuite Laywer ont remonté la traçabilité de cette fameuse Cloche. Hearn plus précis que Claudel a dit s’être référé à Pe Hiao Tou Chouè (cent exemples de piété chinoise) narré par Yu-Pao-Tchen traduit en français en 1877 par Dabry de Thiersant [18]. L’ancien consul de France choisit 25 des 100 historiettes qu’avait recueillis l’auteur chinois et dont la dernière porte le titre de Ko-Nagai qui raconte le sacrifice extraordinaire d’une fille de seize ans dans la fonderie de son père qui doit faire une grande cloche dont le son merveilleux doit retentir très loin. Conçue avec les métaux précieux (or, argent, bronze), elle doit satisfaire les folies de grandeur de l’Empereur. Depuis seize ans, le fondeur s’attèle à la réalisation de ce chef d’oeuvre. Il a déjà échoué trois fois, l’Empereur ne lui laissera pas d’autre chance. Alors la jeune fille Ko-Nagai va consulter une diseuse de bonne aventure (voyante pour plaire aux poètes) qui lui avouera ce qu’il manque aux ingrédients : une âme, du sang de vierge, de la chair fraiche. La jeune Ko-Nagai se jette alors dans la bouillante et brulante composition. Sa suivante tente de la retenir, par un soulier qui lui reste dans la main. Depuis, quand les cloches de Chine retentissent de leurs plus beaux sons, la légende raconte aux petits chinois que c’est la voix de Ko-Nagai. Hearn refond les historiettes chinoises (épures morales) en contes fantastiques (fables émouvantes) dans le recueil Fantômes chinois [19]en 1887. Claudel s’en inspire pour écrire Connaissance de LEst en 1895-1905. Des contes de Fantômes chinois (L’âme de la grande cloche, La légende de la Tisseuse céleste, Lhistoire du dieu de la porcelaine) forment certains thèmes de la prose Connaissance de lEst (La cloche, La délivrance dAmaterasu). Gadoffre précise dans une autre étude que cette cloche poétique n’est pas la cloche bouddhique de Cent phrases pour éventail, Loiseau noir, Les Grandes Odes, ni de La Muse qui est la Grâce.[20]

De cette lumière éclatante de La lampe, La lanterne, La porcelaine, de cette sonorité vibrante de La cloche d’où jadis s’échappa Le soulier, jaillit la tragédie cosmique Le soulier de satin. De La voix lactée (Tanabata) d’où coule Linfranchissable lait qui sépare et sacrifie Les deux amants stellaires, apparut Le soulier de satin. Claudel avoue, pas sans confusion. Il parle de roman mais pas de recueil de contes, légendes, fables, qu’il a feuilleté, pas lu.  Situation troublante ! Gadoffre pose la question «Comment soupçonner le texte intitulé La Cloche dans Connaissance de lEst de receler clandestinement le thème du Soulier ? »[21] Car précise-t-il, Claudel dans sa refonte du texte chinois passé par Hearn, écarte l’épisode du soulier qui reste dans la main de la servante qui tente de retenir la jeune Ko-Nagai qui se jette dans le brasier. « Dans le recueil de Lafcadio Hearn, Some Chinese Ghosts, où Claudel a trouvé cette légende, ainsi que celle de « La tisseuse céleste », il y a deux histoires du même type : lune est « LAme de la grande cloche »dont sest inspiré Claudel qui met en scène le mandarin chargé par lEmpereur de faire fondre une cloche (). Le héros de la seconde histoire est un céramiste qui reçu dun autre Empereur, la commande dun « vase qui aura la teinte et laspect de la chair vivante. () Dans les deux cas, le chef doeuvre requiert un sacrifice humain. »[22]

Claudel retire, change thèmes et accessoires, en ajoute d’autres. Il habille d’une robe nuptiale, sa jeune victime. Dans Lannonce faite à Marie, la fille Violaine, sacrifiant son amour, se voile de blanc. Thème de vierge sacrifiée. Gadoffre révèle : « Il y avait une autre histoire de soulier féminin dans le répertoire des légendes chinoises. () Les malheurs de Yan Kouei-fei, la favorite de lEmpereur Ming Houang. »[23] Sans jeu de mot, sans ironie affectueuse et affreuse, le traducteur français, s’appelle Soulié. Georges Soulié de Morant, collègue diplomatique d’Extreme-Orient de Claudel, lui a peut-être soufflé la légende. La passion de Yang Kwei-Fei [24] sort en 1923 au moment de la réécriture de la 3e journée du Soulier de Satin, après le tremblement de terre de Tokyo qui selon Claudel avait enfoui son manuscrit. Accusée des malheurs de l’Empire, Yang Kwei Fei se pend pour apaiser les rébellions, les révoltes, les invasions barbares. Une vieille femme entra dans le temple qui abritait les souverains et sur la marche de l’autel, elle aperçoit un petit soulier brodé, puis un bas de soie tombés du pied charmant de la victime. Elle les ramasse avec respect et les emporte. Prouhèze, l’héroïne de Claudel, remet son soulier de satin entre les mains de la vierge, disant cette terrible prière enfantine : «Vierge mère, je vous donne mon soulier ! Vierge mère, gardez dans votre main mon malheureux petit pied ! Je vous préviens que tout à lheure je ne vous verrai plus et que je vais tout mettre en œuvre contre vous ! Mais quand jessayerai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! La barrière que vous avez mise, Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée ! Jai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit soulier,Gardez-le contre votre cœur, ôgrande Maman effrayante ! (Th.2, p. 278)

De qui nous vient cette histoire ? Si la recherche ne s’accorde pas pour le moment sur l’origine, la source, on peut admettre que la symbolique est identique. La jeune vierge Ko-Ngai, de la légende chinoise à la prose de Claudel en passant par la fable de Hearn est une castration, une frustration de la sexualité féminine. La chaussure est un symbole classique du sexe féminin pour l’inconscient. Comme le pied, la jambe peuvent être des substitutions du sexe masculin. On peut se référer aux trois essais sur la théorie de la sexualité de Sigmund Freud. Pantoufles, souliers, bas, des contes de fées, du cinéma, fétichisme du pied et de la chaussure représentent la virginité séduisante et fragile. Le soulier de l’héroïne du conte et le soulier de Prouhèze est le même symbole sexuel. D’autres motifs remplacent la chaussure. La coquille est une représentation classique symbolique du sexe féminin. La naissance de Venus de Botticelli, le poème de Verlaine Les coquillages (Femmes galantes). Les fantasmes des jeunes et moins jeunes femmes frustrées dans un couvent pendant le conflit entre sudistes/nordistes dans le film Les proies sont représentés par des femmes dans des coquillages.

 

Du fil de La tisseuse céleste auculte dAmaterasu au Soulier de satin

Nous connaissons la légende Tanabata. Cette nuit sacrée, lunaire du 6 au 7 de la 7e lune où la tisseuse traverse la voie lactée, Le fleuve céleste, pour retrouver qu’une fois, le bouvier. La légende a pour origine les interdits sexuels de l’ancienne Chine qui séparaient les professions et les amants. La Tisseuse céleste descendue un temps pour récompenser la piété filiale d’un pauvre jeune homme qui dut se vendre pour acheter une sépulture à son père.  Autre légende de Hearn transformée par Claudel : «Dès que le soir vient, ou que la nuit, déjà est venue, je retrouve la fatale Navette tout enfoncée au travers de la trame du ciel. »La délivrance dAmaterasu, Connaissance de lEst (Po. p.109) Le Soulier de Satin dit la souffrance métaphysique des amants séparés par des fragmentations de mondes, des configurations de terres (Amérique, Brésil, Japon, Chine) et qui ne peuvent se retrouver que par décision divine. Le Lac de lait, symbole maternel est l’élément séparateur. Un Face-à-face sacrificiel, séparateur mais réparateur. Les amants sont condamnés et se condamnent. Une équivalence du tragique suicide en commun. De tout temps, en tout lieu, le suicide collectif des amants a valeur de substitution de l’acte sexuel d’une union rendue impossible. Le Soulier de Satin est métaphysique et/ou mystique de l’amour. De tout temps, en tout lieu, littérature, musique, opéra, conte, cinéma, théâtre ont produit de fantastiques classiques, métaphysiques, mythiques, cosmiques : (Roméo/Juliette, Quasimodo/Esmeralda, Carmen/Don José, O-San/Mohei, …pour ne citer que ceux-la).

 

Sous prétexte de conclusion

Dévorés par une passion pour toutes les cosmogonies, mythologies, légendes fantastiques et contes fabuleux où convergent la physique, la philosophie, la métaphysique, sans en apprécier les mêmes théories et penseurs, mangeurs de Totalité Monde (chromatique, cosmique, esthétique, symbolique, mythique, mystique, théologique), de Spectacle Divers (frissons religieux, merveilleux, exotique) (nature-symbole, histoire-parabole, mythe-pôle), notre grand poète-ambassadeur/詩人大使, Paul Claudel/Kurodelu/クローデル/oiseau noir, ainsi appelé, et notre grand écrivain-voyageur/旅行作家, Hearn/Herun-san/へるんさん/Héron/Koizumi Yakumo/小泉八雲/huit nuages, ainsi adopté, furent baptisés, fins interprètes de l’âme japonaise. « The poet-Envoy has been one the keenest interpreters of Japan and Japanese life since the deaf of Lafcadio Hearn. »(J1, p.838, Article du Japan Times, le jour de départ de Claudel).

 

Abréviations

Catal : Catalogue de la bibliothèque de Paul Claudel, Les belles Lettres, Paris, 1979

C.D : Courrier diplomatique, Tokyo (1921, 1927), Gallimard, Paris, 1995

J 1, 2 : Journal, Gallimard, Pléiade, tome I 1968, tome II, Paris, 1969

M.I : Mémoires improvisées, Gallimard, Paris, 1969

O.C. : Oeuvres complètes de Paul Claudel, Gallimard, 29 vol, Paris, 1950-1986

  1. : Oeuvre poétique, Gallimard,Pléiade, Paris, 1967

PrOeuvre en Prose, Gallimard, Pléiade, Paris, 1973

Th. 1, 2 : Théâtre, Gallimard, Pléiade, tome 1 1967, tome 2, Paris, 1971

W : The Writings of Lafcadio Hearn, 16 vol, Boston and New York, Houghton Mifflin Company, 1922, Rep. 1922

[1] Didier Alexandre, Genèse de la poétique de P. Claudel«Comme le grain hors du furieux blutoir», H. Champion, Paris, 2001

[2] Didier Alexandre, P. Claudel, du matérialisme au lyrisme«Comme une oie qui clabaude au milieu des cygnes», H. Champion, Paris, 2005

[3] Raymond Jouve, Comment lire Claudel, Aux étudiants de France, Paris, 1945

[4] Paul Claudel, Quelques influences formatrices, La revue des lettres modernes, No 1, 1964

[5] Paul Claudel, Théâtre et récit, La revue des lettres modernes, No 19, 2005

[6] Dominique Millet-Gérard, Étude d'esthétique spirituelle, H. Champion, Paris, 1997

[7] Dominique Millet-Gérard, Claudel thomiste, H. Champion, Paris, 1999

[8] Shinobu Chujo, Chronologie de Paul Claudel au Japon, Poétiques et esthétiques, XXe-XXIe siècle, H. Champion, Paris, 2012

[9] Gilbert Gadoffre, Claudel et Lafcadio Hearn in Studies in Modern French Litterature, prés. Mansell Jones, Manchester University Press, 1961

[10] Gilbert Gadoffre, Paul Claudel et lUnivers chinois, Cahiers Paul Claudel No8, 1968

[11] Sukehiro Hirakawa, Japan in comparative perspective, Japanese Culture in comparative perspective, 1980-90, University of Tokyo Press

[12] Sukehiro Hirasawa, À la recherche de lidentitéjaponaise, le shintôinterprétépar les écrivains européens, L’Harmattan, 2012

[13] Antoinette Weber-Caflisch, Etudes sur le Soulier de satin de Paul Claudel, Edition critique et Dramaturgie et Poésie, essai sur le texte et l'écriture,  Annales littéraires, universitéde Besançon, 1987

[14] James Lawler, Poésie et vibration : «La Cloche »de Paul Claudel in Revue d’histoire littéraire de la France, 2004

[15]  Paul Claudel, Quelques influences formatrices, Idem, Claudel et Poe par P. Brunel

[16] Idem, p. 100

[17] Idem, p. 100

[18] Philibert Dabry de Thiersant, La piétéfiliale en Chine, Ernest Leroux, 1887, format texte parPierre Palpant, www.chineancienne.fr, 2012

[19] Lafcadio Hearn, Some Chinese Ghosts, Roberts Bros, Little Brown et Cie, 1887, traduit en français par Marc Logé, Mercure de France, Paris 1913   

[20] Gadoffre, Paul Claudel et lUnivers chinois, Idem, p.340

[21] Idem, p.349

[22] Idem, p.350

[23] Gadoffre, Idem, p.350

[24] George Souliéde Morant, La passion de Yang KwéFei, Editons dart, Paris, 1924, format texte parPierre Palpant, Chicoutimi, Québec, 2016

 


Louis Solo Martinel
Université Waseda, Fuji Scène Francophone, Exote International

louissolomartinel@gmail.com 

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